La rive dans le noir

Note

Pascal Quignard

«Un jour on retombe dans son symptôme.

Enfant, je refusais de manger à la table familiale. Curieusement on m’autorisait à en user de la sorte, gentiment. On me mettait seul, dans une pièce, à manger dans le noir. On refermait la porte, je mangeais dans le noir total.

Le mercredi 24 septembre 2014, en pleine nuit, au milieu de la nuit (entre le 24 et le 25, je dirais vers minuit et demi), Laurent Rieuf et Alain Mahé m’ont appelé au téléphone : « Carlotta est morte ». Finie la tournée de butô qu’on faisait depuis trois ans.

J’ai voulu tout arrêter. Mais le noir m’a manqué.

Je me suis inventé une « performance de ténèbres » où je cherche des ombres de ma vie dans le noir, où je joue les Ombres errantes de Couperin ou les différentes Chouettes de Messiaen sur un piano à queue noir, où des rapaces et des nocturnes me visitent dans l’obscurité totale de la scène, où, surtout, le vieux chamanisme reprend tous ses droits de danse, de chant, de lande, de sauvagerie, d’enfance. Marie Vialle sublime – avec qui je travaille depuis treize ans, qui a toujours rêvé être plus qu’une comédienne, plus qu’une violoncelliste, plus qu’une danseuse, plus qu’une cantatrice – se retrouve possédée à neufreprises par des animaux et des fantômes. Je l’accompagne sur scène dans ses métamorphoses. »

Pascal Quignard

Photos : Richard Schrœder